Montréal Underground Origins Blog

Ken Norris, Poète de Véhicule

27.11.2015

Ken Norris était l’un des « poètes de Véhicule », un groupe informel de poètes qui tenaient et participaient à des lectures à Véhicule Art, une galerie et lieu de performance sur la rue Sainte-Catherine, du début jusqu’au milieu des années 1970. Il a signé plus d’une douzaine de publications de poésie et ses oeuvres ont apparu dans de nombreuses anthologies. Né à New York, il enseigne maintenant la création littéraire et la littérature canadienne à l’Université du Maine. Louis Rastelli s’est entretenu avec lui dans le cadre de l’entrevue suivante au sujet de l’époque des Poètes de Véhicule à Montréal.

LR: Quand êtes-vous entré en contact pour la première fois avec le milieu des petits éditeurs à Montréal?

KN: Tout le monde trouve sa propre voie d’entrée dans ce milieu. Mon parcours a été taillé pour moi par une artiste visuelle nommée Jill Smith. Elle et moi travaillions sur ce projet collaboratif. Elle réalisait des dessins de légumes, puis j’écrivais des poèmes en réponses à ses dessins. Les gens qui on vu le livre résultant de ce projet, Vegetables, mon premier livre, s’imaginent probablement que j’ai écris les poèmes et que Jill a fait les dessins par après; mais les dessins sont venus avant.

Bref, on travaillait sur ce projet pendant quelques années quand elle l’a amené à Véhicule Press, vers la fin de l’année 1974.

Ils ont aimé le projet et ont décidé de le publier sous forme de livre. J’ai reçu un coup de fil de la part de Jill me disant que notre livre avait un éditeur alors que je ne savais même pas qu’on avait un livre ou que l’on cherchait un éditeur. Alors, avoir mon premier livre à Véhicule Press c’est ce qui m’amena dans la scène des petits éditeurs.

Vegetables by Ken Norris and Jill Smith, cover image

Vegetables par Ken Norris et Jill Smith, image de couverture

J’ai dû entrer brièvement à la presse début 1975, ils étaient situés à l’arrière d’une galerie d’art appelée Véhicule Art. Et quelqu’un, Simon Dardick probablement, m’a mentionné qu’il y avait des séances de lecture de poésie à la galerie tous les dimanches à 14h. Alors, j’ai commencé à me présenter aux lectures en janvier, et vers le mois de mars, le livre était en impression, puis vers la fin du mois de mars, il était en magasins tels que Classics, The Double Hook et The Word. Arrivé à la mi-avril, il avait déjà reçu une critique dans le Montreal Gazette et je réalisais des entrevues sur les ondes du CBC.

À la galerie, j’ai rencontré des imprimeurs et artistes, et poètes. Rendu à la fin de 1975, j’étais sur le comité éditorial de Véhicule Press; à la fin de 1977, j’étais un membre du conseil d’administration de Véhicule Art; et au début de 1979, j’étais dans une anthologie rassemblant sept poètes surnommés The Véhicule Poets. Avec l’un de mes amis à New York, Jim Mele, je dirigeais aussi une petite revue, CrossCountry, et une petite presse, CrossCountry Press. En septembre 1975, j’ai commencé à travailler sur une thèse de Doctorat à McGill, et le professeur avec qui j’étais intéressé de travailler le plus était Louis Dudek. Au cours des cinq années suivantes, je l’ai questionné au sujet de toute l’activité des petits éditeursdans laquelle il avait pris part jusqu’ici (Contact Press, Delta, McGill Poetry Series, CIV/n, DC Books) et j’ai essayé d’appliquer une partie de cette méthodologie des petits éditeurs des années 1940 et 1950 à ce que nous faisions dans ce qui était alors le Montréal contemporain.

LR: C’est intéressant. J’aurais aimé avoir l’opportunité de travailler avec M. Dudek, une légende vivante à l’époque!

KN: Il était une légende vivante, mais il était aussi professeur à McGill. Mais il n’enseignait pas le cours d’Introduction à la littérature canadienne—c’était Marianne Stenbaek qui le faisait.

Ken Norris and Louis Dudek

Ken Norris et Louis Dudek

 

LR: À part le centre d’artistes Véhicule et les universités, y avait-il des cafés ou des lieux où vous et/ou d’autres écrivains trainaient, s’inspiraient, regardaient passer les gens ou absorbaient des lectures?

KN: La toute première fois que j’ai fait une lecture de poésie, c’était à la librairie The Double Hook à Westmount au printemps 1975. J’ai partagé la lecture avec Claudia Lapp. La première lecture solo que j’ai fait, plus tard au cours de cette année-là, était au The Word bookstore. Alors les librairies étaient vraiment importantes. Artie Gold et moi avions l’habitude de traîner autour de The Word. Artie était là quasiment tous les jours, parce qu’il vivait juste en haut de la rue, et après ma journée d’enseignement terminée à McGill, je me dépêchais d’aller à The Word, pour voir quels nouveaux livres venaient de sortir, ou ce qu’il y avait de nouveau dans la section poésie.

LR: Vous rappelez-vous de la première fois que vous avez marché vers l’espace de Véhicule—ce secteur était encore le Red light district, n’est-ce pas?

KN : Il y avait des prostitués sur la rue Sainte-Catherine, et il y en avait plus en soirée. Le Red light district est un peu trop criard—c’était un quartier délabré, c’est pourquoi la galerie était situé là—loyer pas cher. Je ne pense pas que ça m’ait marqué plus que ça. J’étais davantage intrigué par les sandwichs aux œufs frits et aux rouleaux de pacanes chez Eldorado!

Véhicule Press était situé dans l’arrière-salle de la galerie. Il n’y avait pas grand chose à y voir. Il y avait quelques presses d’imprimerie, une grande et une plus petite, quelques personnes en train de travailler.

Ken Norris and friend Barbara, mid 1970s, photo by Endre Farkas.

Ken Norris et son amie Barbara, milieu des années 1970, photo par Endre Farkas.

« L’espace bureau » était situé à l’étage supérieur. La Presse était située à l’arrière. Il y avait un vieux piano désaccordé. Les fins de semaines, le chauffage était éteint, alors si vous alliez à l’une des séances de lecture de poésie un dimanche en hiver, vous gardiez sur vous votre manteau, et si vous étiez en train de faire la lecture vous gardiez aussi sur vous votre manteau. « Véhicule Art » était écrit en néon à hauteur de rue, et vous deviez escalader de formidables escaliers pour monter à la galerie. Je dois avouer que j’ai eu le coup de foudre pour la galerie. J’adorais tout simplement cet espace. Peut-être que le musicien en moi ressentait toute l’ambiance jazz d’autrefois. Il y avait une bonne atmosphère. L’endroit semblait être un lieu de toutes les possibilités.

LR: Ayant été autrefois une discothèque en décomposition, je présume que Véhicule a dû se sentir comme un lieu de transition, se lançant une pratique culturelle entièrement nouvelle dans un secteur de la ville qui a vu le meilleur de la vie nocturne et de l’époque des cabarets des années 1920 à 1950.

KN: Le passé avait été effacé déjà. La première génération d’artistes avait fait un fabuleux travail de rénovation de l’espace. Et les œuvres d’art étaient toutes des choses alternatives, expérimentales, parfois excessivement étranges, des choses tout simplement follement conceptuelles. Les galeries parallèles étaient établies comme une ALTERNATIVE aux galeries commerciales conventionnelles, et Véhicule a définitivement profité de son statut alternatif. Nous y sommes tous entrés comme un certain genre de poète et en sommes sortis comme un autre genre de poète à cause de notre exposition à l’art, l’atmosphère du conceptuel, la permission et l’obligation d’être absolument à jour. Il y a une certaine tendance en poésie qui tend vers le traditionalisme, tendance que la galerie chassa des Poètes de Véhicule. J’étais assez conservateur dans mes tendances artistiques avant d’arriver à Véhicule.

Et tout ça a été abandonné très rapidement. En partie dû aux poètes avec qui je parlais, comme Artie Gold et Tom Konyves, mais aussi beaucoup était dû à l’environnement dans lequel je me trouvais. En 1975, je me trouvais à la galerie, pour une raison ou une autre, environ six jours sur sept par semaine. Je n’étais presque jamais là les samedis. Alors je me rapprochais des contenus expérimentaux de la galerie presque quotidiennement. Cela a commencé à faire des drôles de choses à l’intérieur de ma tête.

LR: Vous avez mentionné avoir dirigé le petit magazine CrossCountry—afin de comprendre comment on pouvait s’adonner à une telle activité sans recours aux logiciels de traitement de texte et de mise en page, ni Photoshop ou imprimantes laser ; comment est-ce qu’on pouvait bien gérer ça ? Quelles étaient les étapes au milieu des années 1970 afin de mettre en place et puis produire des numéros d’un nouveau périodique ?

KN: Croyez-le ou non, il y avait une vie avant les ordinateurs personnels. Le magazine CrossCountry a opéré pour seize numéros (1975-83) et CrossCountry Press a produit vingt-trois livres à peu près dans le même laps de temps. Nous avons démarré le tout avec un financement de 300$. Autrefois, on embauchait des typographes pour typographier et des imprimeurs pour imprimer. Ceci dit, j’ai fait beaucoup de typographie lorsqu’on me donnait accès aux équipements. Mais les imprimeurs à New York, Montréal, Toronto et Michigan imprimaient nos magazines et livres, selon qui rentrait avec le l’offre du prix le plus bas.

Ça a commencé de la même manière que tout commence, avec un groupe de personnes qui disent, « pourquoi ne pas commencer notre propre petit magazine ! » Et tout part de là.

LR: Je présumes que quelques-unes de ces étapes incluent : trouver un nom, un politique pour les soumissions, l’envoi (par la poste ? grâce au bouche à oreille ?) d’appels à soumissions, décider d’un prix et de la manière de distribuer le magazine (distributeurs ? consignation dans quelques magazines locaux ? abonnements ?), s’il atteindrait le seuil de la rentabilité (en supposant qu’aucun des auteurs ne serait payé, et que « rentable » signifie même juste le remboursement de l’impression et des coûts d’envoi postal).

KN: C’est bien ça. Parlons-en. Jim Mele était à New York et moi j’étais à Montréal. Comme nous le disions, nous en avons parlé et avons décidé que nous voulions avoir un magazine dont le focus était autant sur la poésie canadienne qu’américaine. Nous ne réalisions pas que nous marchions tout droit vers un champs de mines, mais nous en parlerons plus tard. Alors nous devions trouver un nom, nous l’avons donc appelé CrossCountry, sans espace entre les mots. Je ne peux pas vous dire combien de courrier indésirable nous avons reçu en l’espace de 10 ans, en lien avec le ski de fond (cross-country, en anglais) !

Jusqu’en 1990, les auteurs vivaient leur vie via la poste. Tout passait par la poste. Tu envoyais ton manuscrit aux magazines ou éditeurs par la poste. Tu recevais tes acceptations ou refus par la poste. Tu envoyais des lettres à d’autres auteurs. La correspondance littéraire constituait une partie importante de ma vie. Les magazines et les livres arrivaient par la poste. Et ainsi de suite.

Après avoir trouvé un titre pour notre magazine, la première chose qu’on a fait était d’essayer de dégoter des abonnements institutionnels. Par voie postale. Je ne me souviens pas combien de bibliothèques et d’universités nous avons tenté de contacter. Je pense que nous avons reçu 100 réponses résultant en 100 abonnements. C’est par là qu’il fallait commencer.

Nous avons contacté des auteurs qu’on aimait—par la poste—et leur avons demandé de nous envoyer leurs œuvres. Plusieurs l’ont fait. Nous avions alors pris notre envol. Les premiers numéros étaient distribués manuellement chez les libraires indépendants à New York et Montréal. Arrivé au cinquième numéro, nous avions une distribution de petite presse au Canada et aux États-Unis.

Tu pouvais être essayer d’être rentable, ou trouver assez d’argent pour imprimer le prochain numéro. Mais là les organismes subventionnaires entraient en scène : Le Conseil des arts du Canada et le National Endowment for the Arts. Pendant un certain moment ils aimaient ce qu’on faisait, alors on recevait du financement. Lorsqu’ils étaient fatigués de nous, et que tout l’argent était dépensé, on a fermé le magazine et la presse. Mais nous avons bel et bien réalisé quarante publications en huit ans—c’est pas mal.

LR: Est-ce une équipe éditoriale ou juste vous et votre coéditeur qui lisait et sélectionnait ensuite les œuvres ?

KN: Au début, Jim et moi sélectionnions ensemble les poèmes pour les revues et les livres pour la presse. Après un certain temps, en devenant plus confiants, on a commencé à prendre des décisions individuellement. Il y avait des numéros entiers que j’ai édités à Montréal et des numéros entiers qu’il a édités à New York. Où la revue était produite, dans quel pays, dépendait de l’organisme artistique qui finançait le numéro, et de quel imprimeur dans ce pays nous offrait le meilleur prix. Lorsqu’un numéro sortait, on envoyait deux copies à chaque contributeur—par la poste !

LR: Je suis tout particulièrement intéressé à savoir comment ça a fini par être imprimé sur les presses de Véhicule. Ils était une coop—cela voulait-il dire que vous deviez payer des frais réguliers pour l’utiliser, ou payer le gars de la presse pour l’utiliser ? Fournissiez-vous le papier ? Comment c’était imprimé, puis collationné, puis relié, etc. ?

Ken Norris, Artie Gold and friend Carol in Old Montreal, mid 1970s, photo by Endre Farkas.

Ken Norris, Artie Gold et leur amie Carol au Vieux Montréal, au milieu des années 1970, photo par Endre Farkas.

KN: J’étais sur le comité éditorial de Véhicule Press autour de septembre ou octobre 1975. Mais lorsqu’il s’agissait d’apporter la revue CrossCountry, par exemple, à l’imprimerie de Véhicule, j’étais juste un client parmi d’autres. Donc mon point de vue de l’imprimerie, en tant que maison d’édition et éditeur de CrossCountry, était et est celui d’un client. Il se peut qu’ils se soient organisés selon le modèle d’affaire d’une coopérative, mais en tant que client, il s’agissait d’un imprimeur parmi d’autres. Ils avaient besoin d’assez d’argent pour payer les salaires et payer leurs factures alors ils se devaient de faire un profit sur chaque travail d’impression qu’ils réalisaient. Alors, en tant que maison d’édition et éditeur de CrossCountry, je les ai embauché pour faire un travail comme j’aurais embauché n’importe quel autre imprimeur. Et on s’attend au même degré de professionnalisme que s’attendrait de la part de n’importe quel autre imprimeur. Alors leur travail était de collationner et relier. Ils livraient un produit fini pour un prix spécifique et je payais la facture.

Lorsque je portais mon chapeau d’éditeur de Véhicule, c’était tout autre chose. Parce que j’étais, à cet instant, un employé non payé de Véhicule Press. J’ai sélectionné et édité pour eux des manuscrits, et ils assumaient les risques financiers, les avantages et les responsabilités liés au fait d’être une maison d’édition. En ayant leur propre presse à imprimer les aidait à garder leurs coûts bas.

Je suppose que, des 16 numéros de CrossCountry, peut-être cinq ou six d’entre eux étaient imprimés à Véhicule. Les premiers étaient imprimés à New York, le dernier à Coach House à Toronto, puis quelques-uns entre les deux au Michigan.

LR: Vous mentionnez l’Eldorado—ceci est-ce ce qui était décrit comme une sorte de cafeteria avec des machines distributrices? Alliez-vous aux places de hot-dogs du coin de la rue (Coin Doré, Frites Dorées, Poolroom) ou au Woolworth de l’autre côté de la rue pour le lunch? Y avait-il de vieilles tavernes dans le secteur que les artistes et poètes fréquentent pour des pintes pas chères après les évènements ou les lectures?

KN: Je ne dis pas qu’il n’y avait pas de machines distributrices à l’Eldorado, mais s’il y en avait, honnêtement, je ne m’en rappelle pas. J’avais ma « diète Eldorado » —et c’était un sandwich au bacon et aux œufs frits sur pain blanc et un rouleau au pacanes. Je ramassais ça directement au comptoir. Ils faisaient frire les œufs et le bacon devant mes yeux et ils coupaient le rouleau de pacanes en deux et l’enduisaient de beurre. Et j’imagine que je complétais ça avec un petit carton de lait, mais je suis en train de faire des suppositions. C’était du thé.

Je n’ai jamais mangé à Woolworth’s. Jamais. Quand Artie Gold était à la presse ou à la galerie pendant la semaine—ce qui était rare—on était définitivement au coin de la rue avec les hot-dogs et les frites.

Nous sommes allés au moins à quelques reprises dans une taverne au coin de la rue Saint-Laurent. Nous avons eu des rencontres informelles là-bas et une fois nous y avons écrit un poème collectif.

LR: Je ne suis pas certain que vous le sachiez, mais presque tout ce bloc est prévu d’être démoli pour faire place à des tours à condos. Est-ce que vous ressentiriez des regrets en apprenant la démolition du quartier où se situait Véhicule Art, ou serait-ce simplement un autre changement d’époque …

KN: Personne n’aime entendre parler de démolition des lieux sacrés de leur jeunesse. C’est horrible, terrible, triste. Mais vous en avez vu passer beaucoup lorsque vous arrivez dans votre soixantaine. La moitié des endroits où j’ai vécu à Montréal a été démolie. Artie a disparu dans l’univers. L’endroit où je vivais juste en bas de la rue de chez lui a été démoli. Je ne sais pas si l’endroit où il vivait dans le ghetto McGill est encore là ou non. Prochaine fois que je suis en ville je jetterai un coup d’œil. Mais je suis encore dans la galerie, et la galerie est encore en moi.

L’artiste Erik Slutsky sur la scène musicale du Montréal des années 60 – 70  
 Endre Farkas, Montréalais et Poète de Véhicule

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